ANATOMIE DU NUMERIQUE : UN SOUFFLE DANS LA MACHINE
Manuela de Barros
Université Paris VIII
Soit une fascinante vision : des hommes nus, prenant une douche, décharnés, regards avides et hagards, apparitions spectrales réminiscences d’horreurs que l’on voudrait ne plus voir exister. Les images vidéos sont retravaillées avec des lignes tel un travail de peintre à l’envers, avec le dessin au fusain par dessus l’image, comme pour préciser la structure, comme pour montrer le dessous des cartes. Les images sont partie d’une installation interactive où l’on comprend vite que c’est le spectateur, soi-même, qui déclenche l’envoûtante atrocité : pour nous signifier notre complicité ?
Du Zhenjun, l’auteur de cette inquiétante rencontre fantomatique, Présomption (d’innocence ou de culpabilité ?) (2000), n’a pas eu, dans cette œuvre, à renoncer à ses expériences artistiques précédentes : artiste et professeur à Shanghaï, il était peintre comme le montrent ses travaux du milieu des années 80 (Yi qing ou La porte). Le noir et blanc des images vidéos, accentués encore par le travail du « surlignement » des silhouettes, renforcent davantage la sensation d’« abstraction calligraphique ». Le flou dans lequel baigne l’ensemble est un autre aspect qui, bien qu’appartenant en propre au médium photographique, vient brouiller les frontières des genres.
Car alors même que ses œuvres de ces dernières années conservent la flamboyante trace de sa pratique picturale, elles ont opéré un déplacement non seulement des questions liées au pictural mais aussi de celles qui concernent la vidéo et même des installations interactives. De la vidéo donc, mais mêlée de picturalité, une installation tirant sa force d’une interactivité informatique qui n’a l’air de rien, puisque l’on s’en sert sans manipulation, presque sans le savoir, et des regardeurs pris au piège de leurs propres mouvements : une sorte d’exercice virtuose du dépassement du médium et de ses possibilités. Cela est sans doute dû à l’étonnante pertinence du choix et de l’utilisation du médium, en adéquation avec la signification intentionnelle.
Les dispositifs de Du Zhenjun sont hantés de corps masculins. Toujours nus, toujours muets, en un renvoi paradigmatique à une certaine animalité encore exacerbée par l’arrivée du spectateur / acteur : Il me fait mal chaque minute (1998) en est le parfait exemple puisque le spectateur, en explorant l’image, active une réaction de douleur du personnage. De même, J’efface votre trace (2001) piège le spectateur dans un couloir où, alors qu’il marche, apparaissent à ses pieds des hommes nus qui nettoient ses traces sur son passage, laissant une dérangeante sensation de rapports humains déficients et hiérarchisés.
Dans ces installations, le corps du spectateur fait écho à ceux qui lui font face ou qui le suivent, le mettant en instance de réagir mentalement à des situations où le fait de se comporter selon sa propre volonté lui échappe. Images d’hommes sans langage et sans culture, de l’être humain réduit à un organisme, privé de vêtements, de parole ou d’une certaine posture, sensés l’éloigner de l’animal. Miroir d’un aspect de l’être humain le plus souvent enterré profondément en nous, à la fois caché et mal maîtrisé, et qui risque de refaire surface sans crier gare.
Cet homme – animal est plus explicite encore dans Chien – man (1998), où deux personnages enchaînés se battent comme lors de combats de chiens. Lutte misérable qui marque un statut de solitude et d’isolement et enlève toute l’arrogance que la représentation d’une guerre, avec sa grandiloquence dans la cruauté, aurait pu conserver. Un condensé d’une condition humaine réduite à ses propres faiblesses et à ses faillites.
Mais il ne faudrait pas manquer de parler de l’ironie des œuvres de Du Zhenjun. En effet, cette stigmatisation d’une certaine débâcle ne va pas sans éclat de rire. Cet humour grinçant, présent y compris, dans les œuvres les plus sombres, est fait de la distance qu’offre un regard de biais, comme une histoire autobiographique que l’on raconte à la troisième personne.
C’est dans les travaux portant un regard réflexif sur l’histoire de l’art que ce recul amusé est le plus net ; par exemple, dans Fontaine (2001), où l’arrivée du spectateur devant l’écran qui représente une cuvette de toilette provoque un jet de liquide (virtuel) puis le déclenchement de la chasse d’eau. Duchamp pris au pied de la lettre et la fontaine rendue à son usage initial. Ou bien encore dans Les voyageurs sont attrapés dans une brise soudaine (2001) où Du Zhenjun cite la photographie éponyme de Jeff Wall, lui-même citant une estampe d’Hokusaï de 1832.
La citation, la réutilisation est au cœur du travail de Du Zhenjun, car l’écart qu’il stigmatise, comme le fossé entre nature et culture, se nourrit d’un constat d’une trop grande présence d’images qui se vident de leur sens dans leur continuelle circulation, cette perte de signification annihilant, en quelque sorte à son tour, le monde auxquelles ses représentations se réfèrent. On ne sait apprécier que ce que l’on a appris à voir, mais peut-on continuer de voir ce que l’on ne connaît que trop ? Quel impact peuvent encore avoir des images, aussi terribles soient-elles, lorsque qu’elles sont répétées jusqu’à l’ennui ? Dans Une semaine de Du Zhenjun (2001), on peut voir défiler les informations télévisées de chaque jour d’une semaine en un dispositif – une mosaïque d’écrans télévisés les uns à côtés des autres parmi lesquels le spectateur peut choisir – qui en dit long sur la force active que l’artiste leur suppose. Le radeau de la méduse (2000) nous met en présence d’un bateau, avec, de toute évidence, de trop nombreux passagers à son bord, qui soudain, lorsque l’on bouge, s’éclaire d’une lumière crue, celle du projecteur de la police maritime qui, de son hélicoptère, découvre des émigrés en chemin vers la clandestinité… ou vers la mort. Présomption utilisait déjà des images de camps de la guerre en Bosnie.
Devons-nous le rappeler, Du Zhenjun est né en Chine Populaire, y a grandit, étudié, travaillé puis a choisi de s’exiler. Et ses œuvres, qui jamais ne laissent d’indices sur la provenance des images, provoquant une ambiguïté où s’engouffrent nos souvenirs ou nos propres hantises, sont aussi la vision de celui qui a dû abandonner toute illusion au fil des sinuosités d’une histoire de la Chine qui ne l’a certainement pas épargné.
On l’aura compris, Du Zhenjun nous parle d’un état de l’être humain mis à nu, d’un sentiment ambivalent mêlant révolte et impuissance, d’un désespoir lucide, sans pathos. Car il nous parle d’un être qu’il décrit sans faux semblants, une vision qui nous rappelle notre condition animale, nos insuffisances et nos défaites. Il parle aussi d’un monde pris à ses propres pièges, perdant toute profondeur en se couvrant d’un vernis opacifiant, couche après couche, un millefeuille d’insignifiance qui finit par ruiner ce qui lui donne sa valeur.
Mais il s’agit de lucidité sans indifférence, de distance sans cynisme. Et le spectateur se voit confronter à des expériences où l’on montrerait la trame même de l’assujettissement, tel un processus oppressif inversé. Car Du Zhenjun en réenchantant les formes, en redonnant un plein contenu au médium numérique, trop souvent réduit en art à ses propres procédures technologiques, refuse, avec les moyens de l’artiste, cette perte de sens qu’il dénonce. Un peu de chair dans la machine et un peu de substance dans les simulacres.