alors là

DU ZHENJUN

 10 leçons de philosophie

 

Du Zhenjun est un philosophe qui pense avec des images : un philosophe-imageur. Non qu’il méprise le langage, car il sait aussi s’exprimer clairement, mais il a choisi un moyen de nous faire raisonner, de nous faire prendre conscience du poids — si lourd, trop lourd — de notre humanité, sans passer par les mots, et d’une façon plus convaincante qu’avec des mots. Chacune des œuvres présentées dans cette exposition nous plonge dans un état où nous ne sommes plus seulement des regardeurs mais des acteurs, mieux encore, des auteurs. Auteurs, non pas des réalités auxquelles ces images nous confrontent, mais auteurs de notre propre regard, et en cela responsables de ce que l’on voit.

Dans cette installation, par exemple, intitulée Vent, en avançant le long des trois écrans où sont projetées des images extraites de divers médias, nous déclenchons des ventilateurs (réels) qui ont pour effet (virtuel) de faire s’envoler sur les écrans feuilles, journaux, papiers, dans tous les sens, ou de brouiller les images sur les moniteurs de télévision dans les mains de l’artiste, perturbant ainsi l’ordre médiatique imposé et selon notre volonté, la direction de nos déplacements.

Dans cet autre dispositif, J’efface votre trace, nous nous engageons dans un couloir sur le sol duquel, à mesure que nous marchons, quatre personnages accroupis effacent nos traces, à coup de balai, de brosse ou de serpillière, tout en nous suivant pas à pas. Rien derrière nous ne subsiste après notre passage, où que nous allions, moins que poussière, proprement anéantis.

Avec Le Radeau de la Méduse, nous assistons — spectateurs lointains — à un reportage filmé sur l’immigration clandestine. Images devenues « classiques » (hommes, femmes et enfants entassés dans de fragiles bateaux) auxquelles nous sommes trop habitués et que l’on ne regarde plus à force de trop voir. Mais tout change quand nous nous approchons de quelques pas. Notre présence déclenche des sirènes hurlantes et des spots lumineux qui balaient les images comme le font les projecteurs des polices maritimes.

Ces trois exemples suffiront à illustrer mon propos. (Je laisse au spectateur le soin de découvrir et d’interpréter par lui-même les images et les sons que les autres dispositifs lui donneront à voir et à entendre.) On peut découvrir sans difficulté dans ces trois œuvres la méthode employée par Du Zhenjun pour nous conduire à raisonner et à partager sa philosophie. Elle est simple : il nous oblige à emprunter le chemin du corps. Du nous fait penser, et il nous donne à lire ses pensées, à travers notre propre corps. C’est en agissant corporellement — en nous déplaçant, en avançant ou en reculant, ou en demeurant simplement là, face à l’image — qu’il soumet cette image à notre présence physique. Présence d’abord curieuse, joueuse, exploratrice, puis résolue, agissante, et non pas accidentelle, aléatoire, insignifiante. Car si Du a choisi un mode d’interactivité en « tout ou rien » qu’on pourrait qualifier d’élémentaire si l’on ne craignait de l’appauvrir, il a su décliner ce mode avec de remarquables variations.

Parfois cruelles, insoutenables comme dans Présomption où cette foule de corps dénudés, torturés et silencieux, nous arrache à nous-mêmes dans une douloureuse empathie, parfois ironiques et drôles comme dans Baptême ou Fontaine, ou lourdes d’un sens à découvrir comme dans La Leçon d’anatomie, jamais aucune de ces images ne nous laisse passer devant elle dans l’indifférence. Chaque dispositif nous émeut, au sens profond : nous fait bouger, non seulement dans l’espace, mais aussi en nous-mêmes. Chaque image fait résonner notre corps et nous conduit ainsi à la raison. Il l’a dit lui-même, Du Zhenjun veut « rendre palpable le mouvement des corps », mais pour lui, le corps n’est pas une fin en soi, un terme esthétique, « c’est un chemin comme un autre pour approcher la nature fondamentale des choses ». Son propre corps qu’il met souvent en scène, mais aussi le nôtre, celui du regardeur.

On ne manquera pas de classer Du Zhenjun dans la catégorie des artistes engagés, soucieux de refaire politiquement le monde. Mais en vérité, notre philosophe serait plutôt un artiste « dégagé », dégagé de toute volonté de dire où sont le bien et le mal, de tout dogmatisme, de toute religion ou utopie (christianisme, bouddhisme, capitalisme, communisme). Il le déclare lui-même, il n’est pas un professeur de morale. Et il précise : « l’artiste ne peut changer le monde, mais il peut montrer ce qu’il est possible de changer ». Montrer, donner à voir, non pas en expliquant mais en impliquant. Non pas en discourant à coup d’arguments politiquement corrects, mais en nous forçant à agir. On ne saurait voir sans se mouvoir, regarder sans s’émouvoir. Cette éthique interne, cette humilité, associées à une très grande générosité, font de Du un artiste rare dans le monde de l’art. C’est en s’adressant au corps, beaucoup plus que par des images et des thèmes explicites — qu’il est véritablement politique, entendons par là qu’il s’inscrit et qu’il nous inscrit dans une polis à l’échelle du monde.

Mais l’on dira : la peinture a toujours fait mouvoir le regardeur ; on va et on vient devant une toile, on recule pour en saisir l’ensemble d’un seul regard, on s’en approche pour toucher de l’œil les traces du pinceau, retrouver le geste du peintre ; toute peinture qui se veut art meut et émeut. Quoi de neuf alors dans la démarche de notre philosophe-imageur ? Rien, effet, rien de nouveau de ce point de vue-là. Au contraire, sa démarche s’inscrit dans une longue tradition qui traverse l’art pictural de toutes les époques et de toutes les cultures, soucieuse de provoquer cette résonance corporelle entre le peintre et le regardeur sans laquelle le courant du sens ne jaillit pas. C’est ainsi qu’il peut avec talent se réapproprier les techniques graphiques de la peinture chinoise ou l’art photographique.

Mais Du est aussi un inventeur. Il réinvente les conditions du dialogue entre le regardeur et l’image en recourant à des outils qui, eux, sont incontestablement nouveaux. Ce qui explique le rôle de la technique dans son œuvre qui, s’il l’a voulu discrète, voire invisible, n’en est pas moins décisive. En fait, il faut plutôt parler de techniques au pluriel, car elles sont nombreuses. Il y a d’abord les techniques traditionnelles propres à l’art chinois qu’il possède avec une grande maîtrise, notamment celles du dessin et de la calligraphie ; elles lui permettent de retoucher, par exemple, les corps pour leur redonner une expression qui n’existe pas sur les images photo ou vidéographiques empruntées aux médias. Il y a aussi les techniques, celles-là plus modernes, de la photographie, de la vidéo et du cinéma. De la photo, Du retient surtout la possibilité de découper dans l’image des figures fixes qu’il utilise ensuite dans ses animations. Du cinéma, il garde les procédés de tournage (souvent très sophistiqués, comme dans Vent dont les prises de vue se sont effectuées à Montbéliard et à Shanghai), de cadrage, d’éclairage, d’incrustation. Il utilise aussi beaucoup les images vidéo, sans toutefois se placer dans la continuité de l’art vidéo qui, à son avis, donne des œuvres trop achevées sur lesquelles le regardeur ne peut intervenir.

Les technologies numériques lui permettent enfin de traiter et de soumettre les autres techniques à ses projets, mais également d’imaginer des interfaces originales entre le spectateur et les images calculées — interfaces parfois techniquement très complexes qui placeront ce dernier en situation d’implication corporelle inattendue. Quand j’ai rencontré Du pour la première fois, alors qu’il posait sa candidature, il y a à peine cinq ans, pour suivre le magistère de l’École des Beaux-Arts de Rennes dédié aux technologies numériques, son expérience des ordinateurs était balbutiante. Mais il pressentait que ces machines, « des petits monstres mystérieux », allaient, selon sa propre expression, « conditionner l’avenir de l’art ». Il comprit très vite comment l’ordinateur allait lui permettre de réactualiser son expérience artistique tout en se renouvelant. Son travail de fin d’études — Chienman, l’homme-chien furieux qui n’a de cesse que s’autodétruire — pour lequel il mobilisa tout son savoir de photographe et de calligraphe fut d’emblée une réussite.

Contrairement à une idéologie qui veut que l’artiste n’utilise une technique qu’après avoir conçu in abstracto son œuvre (la technique n’étant que le moyen de réaliser l’œuvre, comme si concevoir et réaliser étaient différents), la technique constitue chez Du Zhenjun une partie de son imaginaire. Toute technique, traditionnelle ou numérique, est l’occasion d’expériences perceptives irremplaçables et fécondes avec lesquelles il faut compter. Et le « mystérieux petit monstre » lui souffle de faire ce qu’il n’aurait jamais fait sans lui. Comme je lui demandais quels étaient ses projets, il m’a répondu qu’ils suivaient l’évolution de la technologie. « Si la technologie s’arrête, m’a-t-il dit, le temps s’arrête aussi. » Avec lui, la vie même de l’homme et de nos sociétés modernes. Contrairement à beaucoup d’artistes qui posent leur liberté en préalable à la technique, Du se libère — et nous libère — en acceptant la technique non pas comme une fin, certes, mais en l’incorporant intimement à ses œuvres. Grave mais souriant, Du Zhenjun, philosophe-imageur, nous aide à porter le lourd, trop lourd fardeau de notre humanité.

 

Edmond Couchot

Paris, le 17 octobre 2003

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