alors là

Géométries de l’intéraction

Philippe Codognet

Université de Paris 6

 Si tu veux voir, apprends à agir[1].

Cette phrase du cybernéticien Heinz von Foerster, l’un des théoriciens qui a influencé l’école de psychologie constructiviste, semble avoir été formulée en regard des œuvres de Du Zhenjung, œuvres qui ne se dévoilent et n’acquièrent leur sens propre qu’en réponse à une participation active du spectateur. Pour von Foerster en effet, « percevoir, c’est faire » et toute perception est donc créée par l’action du sujet sur son environnement. Dans le champ des arts numériques, le concept d’interaction a été maintes fois identifié comme l’une des caractéristiques fondamentales et cette notion est l’un des acquis fondamentaux apporté par l’utilisation d’ordinateurs dans les installations artistiques. L ‘interaction a souvent été considérée dans le paradigme de l’interface, comme une dialogue nécessairement réduit et inabouti  entre l’homme et la machine, comme un moyen d’accès éternellement frustrant car imparfaitement codifié à la réalité digitale cachée dans les entrailles de la machine, à l’ombre des mémoires de masse et des puces overclockées. C’est que l’ordinateur est encore conçu comme un simple réceptacle d’informations binaires, une base de données dans laquelle le phénomène d’interaction se réduit à un problème d’accès plus ou moins aisé et plus ou moins efficace à l’information[2]. Cette vision s’applique d’autant mieux à l’un des derniers avatars des nouveaux médias qu’est  le World Wide Web, réification rhizomatique d’une quasi-infinie bibliothèque de Babel. S’engageant dans cette voie, de nombreux artistes se sont donc ingéniés à imaginer des interfaces plus ou moins naturelles pour permettre une interaction amélioré avec leurs œuvres numériques, comme si l’immersion du spectateur passait nécessairement par un dispositif technologique complexe, l’informatique ou l’électronique venant en aide à la difficulté et à l’ambiguïté d’interprétation que comporte toute production artistique. C’est pourtant oublier que l’immersion est d’abord mentale avant d’être perceptive, la « réalité » d’une œuvre étant clairement inventée et recréée par le spectateur et non simplement perçue ou subie.

Du Zhenjun se place d’emblée dans cette nouvelle conceptualisation de l’interaction. Il utilise en effet des techniques interactives relativement simples puisque les capteurs de présence (par pression au sol ou par infrarouge) se réduisent à enregistrer et envoyer une information binaire : on/off, présent ou absent. Il conçoit donc plutôt une épure d’interaction, loin des artifices technologiques, qui par son minimalisme se joue de telle ou telle implémentation technologique particulière. Il exhibe ainsi sans complexe le médium numérique utilisé, jusqu’à lui donner la paternité de l’œuvre Fontaine (2001), signé ou plutôt siglé « Macromedia », du nom de l’éditeur du logiciel utilisé.

Du Zhenjun cherche à mettre à nu la logique même de l’interaction : « Je veux dépasser la vidéo », dit-il, « il me faut un nouveau langage pour penser une possibilité ». Au delà de l’instantané de la peinture et de la linéarité de la vidéo, c’est sous forme de diagrammes aux multiples bifurcations que naissent souvent ses œuvres, représentant ainsi différents mondes possibles connectés par les actions du spectateurs. Le spectateur n’est jamais considéré comme l’extérieur à l’œuvre et en dialogue avec elle, mais bien à l’intérieur de celle-ci. L’œuvre est donc pensée comme un système dynamique réceptif aux actions de l’utilisateur, pour lui communiquer en feedback une réponse émotionnelle intense. Car pour Du Zhenjun c’est finalement la situation dans laquelle va se retrouver le spectateur qui est sa création ultime. Une œuvre dont le centre est donc chaque spectateur et la circonférence nulle part,  ne s’arrêtant pas aux écrans de projection vidéo mais s’ouvrant sur la mémoire collective de notre société, par l’utilisation de séquences d’images trouvées, à la fois coupées de leur contexte mais identifiables comme archétypes culturels que chacun réinterpètera à sa façon. Ainsi les personnages fantomatiques nus sous la douche de présomption (2000) entourent-ils le spectateur et l’intègre-t-ils malgré lui à leur univers de misère ; les réfugiés clandestins traqués du radeau de la méduse (2000), que le spectateur surprend et rend vulnérables l’interrogent-ils sur sa propre responsabilité, questionnement qui se retrouve dans il me fait mal à chaque minute (1999). Plus complexes dans leur agencement, les images télévisuelles d’une semaine de Du Zhenjun (2000) fascinent, enivrent et étourdissent chaque spectateur, pourtant rompu dès son plus jeune age à une morne indifférence devant les atrocités médiatiques post-spectaculaires qui envahissent chaque jour son salon … Dans une œuvre la plus récente, j’efface votre trace (2001), des personnages projetés au sol s’appliquent à nettoyer le sol en suivant le spectateur comme pour indiquer que sa présence a troublé quelque ordre préétabli et qu’il est finalement indésirable, sa présence réelle ne pouvant que salir la sombre virtualité de l’œuvre. Le spectateur devient bien un centre par absence de l’œuvre, une sorte de part maudite.

Ces œuvres proposent donc un espace trouble, entre réalité et virtualité, dans lequel le spectateur est engagé, parfois même malgré lui, dans une action qui l’emmène comme par vertige vers un point où il ne veut pas aller, dans un état mental qu’il croyait pourtant avoir banni de son vocabulaire aseptisé d’émotions réchauffées au micro-ondes.

Mais comment impliquer si profondément le spectateur dans l’œuvre, voire l’y engluer sans qu’il ne puisse s’en échapper  ?

La notion de contexte d’une œuvre et l’implication du spectateur dans les différents médias « technologiques » (photo, cinéma/vidéo ou ordinateur) ont souvent été analysés en termes de sémiotique. On peut ainsi reprendre la classification de C. S. Pierce, qui distingue trois sortes de signes : icône, index et symbole. Le symbole correspond à une association conventionnelle (i.e. arbitraire) entre le signe et son objet (par exemple le mot |rouge| et la couleur correspondante), l’index à une association existentielle (par exemple le geste de pointer vers), et l’icône à une association de similitude qui exhibe en quelque sorte une abstraction de l’objet (par exemple un dessin ou un diagramme). Mais il existe peut-être une quatrième catégorie de signes, catégorie qui serait à l’œuvre dans les installations multimédia de Du Zhenjun. On peut imaginer en effet une sorte d’index à l’envers, c’est à dire un signe qui ne pointerait pas vers son objet mais à partir de son objet, comme par exemple un signe qui ferait référence à celui qui l’interprète, et chargerait donc le signe de toute la puissance de ses « regardeurs », telle une batterie solaire qui se charge d’autant plus que la lumière est forte. Ce processus singulier est néanmoins en action dans notre société post-spectaculaire, avec les objets/signes qui n’acquièrent d’existence que par le désir de millions de personnes de les posséder, et ces individus/signes qui n’acquièrent d’intérêt (médiatique) que par les millions de personnes qui les regardent ; le signe fait ainsi presque explicitement référence à l’ensemble de ses regardeurs/interprétants pour se charger de leurs regards comme d’une valeur d’échange dans un marché de dupes où il doit trouver sa place.

Le travail de Du Zhenjung isole ce même procédé, chaque œuvre étant bien un signe faisant référence à son regardeur et le prenant à témoin. Un signe en creux en quelque sorte, à l’affût d’une présence humaine pour l’emporter dans un voyage incertain vers les paysages troubles de sa propre conscience. Comme si seule une « pensée du dehors » (Foucault) pouvait cerner les modalités nouvelles qui se jouent dans notre société contemporaine.



[1] Heinz von Foerster, « la construction  d’une réalité », in : Paul Watzlawick, L’invention de la réalité, Éditions du Seuil, 1988.

 

[2]  voir par exemple dans cette optique : Lev Manovich, The Language of New Media, MIT Press 2001.

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