Entretien avec Du Zhenjun
Juliette Singer
Juliette Singer : Ni dedans / ni dehors : pouvez-vous
m’en dire plus sur le choix de ce titre pour votre
exposition au Musée-Château d’ Annecy ?
Du Zhenjun : Je me suis inspiré d’un chapitre de
Humain, trop humain (1878-1879) de Friedrich
Nietzsche, intitulé « N i dedans, ni dehors dans le
monde ». Je m’intéresse beaucoup aux écrits de
ce philosophe, et notamment à son autobiographie
Ecce homo : comment on devient ce qu’on est (1888).
Mais ce titre pointe surtout un aspect essentiel
de mes installations multimédias. Grâce à leur
interactivité, elles permettent au spectateur d’accéder
à un entre-deux, un espace interstitiel, à
mi-chemin entre espace réel et espace virtuel.
Juliette Singer : Je pense à cette oeuvre d’Andy
Warhol, Outer and Inner Space (1965), constituée
d’une double projection : sur une moitié de l’écran,
l’actrice Edie Sedgwick nous fait face, tandis que
sur l’autre elle regarde un moniteur où est diffusé
le premier film. Par ce procédé de mise en abyme,
Warhol confronte espaces externe (outer space)
et interne (inner space). Est-ce cette opposition
dialectique que vous cherchez à dépasser en intégrant
la présence physique du spectateur dans
l’oeuvre, par le biais de l’interactivité ?
Du Zhenjun : Dans La Leçon d’anatomie du docteur
Du Zhenjun (2001), le personnage allongé de
M. Du est coupé dans sa longueur en deux moitiés
: l’une est imprimée sur une table et empiète
sur le monde réel, tandis que l’autre est une image
projetée sur l’écran et appartient au monde virtuel.
Ce découpage est emblématique de cette posture
« mi-dedans mi-dehors », posture que le spectateur
expérimente lui-même sur les plans physique et
mental, tout au long de l’exposition.
Juliette Singer : Dans le même temps, cette oeuvre,
qui évoque une dissection – en référence directe
à l’oeuvre de Rembrandt intitulée La Leçon d’anatomie
du docteur Tulp (1632) –, convoque un autre
« dedans » : l’intra corpus, ce qui se situe sous
la peau.
Du Zhenjun : Bien sûr, s’interroger sur le dedans
et le dehors a aussi trait à l’intériorité et à
l’extériorité de l’être, à tout ce qui se passe
aussi en dedans. Ce n’est pas un hasard si, dans
Chienman (1997), un être « mi-homme mi-chien »
se duplique en deux êtres identiques qui s’affrontent
dans un face-à-face très bestial. Combattre
l’autre qui est soi-même… le principal ennemi que
nous ayons à combattre ne se situe peut-être pas
hors de nous-mêmes, mais en nous-mêmes.
Juliette Singer : Dans Baptême (2001-2007), une
oeuvre produite par le Musée-Château à l’occasion
de cette exposition, le visiteur entre dans un petit
espace plongé dans l’obscurité et se trouve surpris
par des trombes d’eau qui semblent se déverser
sur sa tête. Si cette installation reprend le
principe du « seau d’eau », un classique du cinéma
burlesque, le titre ouvre sur une autre dimension.
Le baptême permet, par une immersion dans de
l’eau, d’accéder à une conversion d’un autre ordre.
Pensez-vous que l’expérience de vos oeuvres
puisse agir sur le visiteur en profondeur ?
Du Zhenjun : Pour moi, le corps est un moyen comme
un autre pour approcher la nature fondamentale
des choses. L’installation multimédia permet
selon moi d’ouvrir de nouvelles dimensions. Avec
elle, le public entre physiquement dans l’oeuvre,
tous ses sens sont convoqués : ce qu’il voit, ce
qu’il touche ou ce qu’il respire, comme l’air brassé
par des ventilateurs dans Vent (2003), entre en
jeu. Dans le même temps, ces sensations permettent
au spectateur de prendre de la distance par
rapport à ce dont il est si proche d’ordinaire qu’il
en est aveuglé : un mouvement s’opère ainsi entre
le « dehors » de l’espace physique et le « dedans »
de l’espace mental.
Juliette Singer : Cette distance semble souvent
s’opérer par le biais de l’humour. Dans Baptême,
le spectateur reçoit des seaux d’eau sur la tête ;
dans Vent, il déclenche une bourrasque qui tourne
à la pagaille généralisée ; dans J’efface votre trace
(2001), il se retrouve poursuivi par une armée de
personnages accroupis, nus et zélés qui, munis
d’aspirateurs, de serpillières et de brosses, s’activent
absurdement à faire disparaître chacune de
ses traces. Amusé, le spectateur est dans le même
temps déconcerté face à cette situation dont il se
retrouve acteur malgré lui. Il devient même franchement
mal à l’aise avec Il me fait mal chaque
minute, où il assiste, impuissant, à la torture lumineuse
d’un pauvre hère soumis à la logique d’un
curseur aléatoire.
Du Zhenjun : Cependant, le spectateur doit participer
de manière plus active dans d’autres oeuvres.
Dans Chienman (1997), il varie les postures de
combat de l’« homme-chien » grâce à une souris
d’ordinateur. Dans Une semaine du monde de
Du Zhenjun (date ?), il « zappe » entre les différentes
chaînes françaises pour regarder le JT
de 20 heures. Dans On cherche la lumière (2003),
il actionne un joystick pour déplacer un cercle
de lumière qu’une foule aveuglée s’empresse de
suivre.
Juliette Singer : En croyant manipuler ainsi d’autres
créatures, le spectateur devient lui-même un
jouet de l’artiste… un manipulateur manipulé ?
Du Zhenjun : J’abordais déjà cette problématique
avec le « Manifeste des pantins », dans le catalogue
de mon exposition Être humain trop lourd à
la Conciergerie, en novembre 2003 —1. Les artistes
n’échappent pas à la règle, d’ailleurs, puisqu’ils
évoluent dans un milieu où ils ne tirent pas toutes
les ficelles.
Juliette Singer : Cette interrogation sur la manipulation,
vous la développez notamment autour
des médias. Elle s’inscrit dans la ligne critique
qui est apparue en même temps que l’art vidéo,
dans la seconde moitié des années 1960, concernant
le rapport que l’image filmée entretient avec
le réel (Nam June Paik en parlait comme d’une
« maquette de la vie »), mais aussi concernant
son nouveau statut de média de masse. Dans Une
semaine du monde de Du Zhenjun, vous interrogez
la forme même du journal télévisé : la bande
sonore, que vous avez retravaillée, est reconnaissable
entre mille. Dans Vent, vous apparaissez de
manière démultipliée sur l’écran, occupé à utiliser
tel ou tel média : fax, journal européen, journal
chinois, imprimante, télévision.
Du Zhenjun : Pour moi, l’avènement de l’ère numérique
et des médias provoque, dans notre monde
actuel, des bouleversements comparables à ceux
qu’avaient vécus la société de la Renaissance.
Toute la conception de l’homme s’en trouve profondément
transformée. Mais nous ne pouvons
pas rebrousser chemin et aller contre ce grand
mouvement général. Tout le monde aujourd’hui
est aux prises avec les nouveaux médias et, en
tant qu’artiste, j’utilise justement les dernières
technologies pour signifier cette réalité.
Juliette Singer : Cela explique donc le choix que
vous avez fait de ce média ? Car je crois que vous
étiez peintre, au départ.
Du Zhenjun : Oui, comme tous les artistes chinois,
j’ai été formé à la peinture chinoise traditionnelle.
J’ai suivi cette formation à l’école des beaux-arts
de Shanghai, ma ville natale, puis j’y ai enseigné
la peinture et la calligraphie à partir de 1986.
J’ai commencé ensuite à m’intéresser à la peinture
abstraite, puis aux installations. Enfin, au début
des années 1990, les choses ont bougé en Chine
et j’ai eu l’opportunité de me rendre en France,
comme de nombreux confrères qui s’y sont établis
: Wang Du, Chen Zen ou Yan Pei-ming. Pour
moi, il s’agissait de quitter une position plutôt
confortable, un bon poste et une reconnaissance
artistique tout à fait honorable pour repartir à
zéro. Lorsque je me suis installé en France en
1991, j’avais trente ans, je ne parlais pas un mot
de français, et j’ai décidé de prendre un nouveau
cap, en me dirigeant vers les nouvelles technologies
et l’art multimédia. Ceci m’a conduit à effectuer
plus tard un mastère à l’école des beaux-arts
de Rennes, dans la section Espaces plastiques,
espaces numériques. J’ai donc opéré un tournant
radical dans ma pratique artistique ;, non pas
parce que je pensais que la peinture n’avait plus
d’avenir en art, mais parce que j’avais envie de
m’engager dans un art davantage en phase avec
mon époque. Et j’avais envie d’entrer vraiment
en contact avec le public, ce que l’art interactif
permet de manière formidable.
Juliette Singer : Dans ces installations multimédias
interactives, vous êtes omniprésent : vous apparaissez
soit en personnage isolé, soit de manière
démultipliée, par exemple dans Vent ou La Leçon
d’anatomie du docteur Du Zhenjun, recourant
1 — Du Zhenjun, Être humain trop lourd, Paris, ArtCell, 2003.
ainsi à l’autoportrait. La seule oeuvre où
apparaissent d’autres personnages, On cherche
la lumière, pourrait faire figure de contre-exemple
mais, même là, vous faites une brève apparition
parmi les silhouettes qui se pressent autour du
cercle de lumière. Comment définiriez-vous votre
présence au sein de vos oeuvres ?
Du Zhenjun : Je me suis pris comme sujet de
ces vidéos, mais je ne suis généralement pas
acteur moi-même. Par contre, cette expérience
m’a incité à me tourner vers d’autres formes de
création : l’opéra et le spectacle vivant. J’ai réalisé
des spectacles tels que Ombres (2005) où je fais
appel à des acteurs et des danseurs, et je prépare
d’autres spectacles qui mêlent art numérique,
danse et art de la scène : Human Zoo et
Elephant People.
Juliette Singer : Votre sens de l’espace s’est aussi
manifesté dans le parcours de l’exposition au
Musée-Château, où vous avez décidé de projeter
Chienman dans l’ancien four à pain, d’installer
Vent dans la salle des colonnes ou de présenter
Baptême au bas d’une étroite tour carrée.
Du Zhenjun : Ça m’a beaucoup intéressé de travailler
dans un lieu atypique tel que ce bâtiment marqué
par l’histoire, avec ses contraintes et sa beauté.
Je suis particulièrement content de la projection
de Chienman dans le four, fermé et arrondi
comme une petite niche. Le cadre du château
confère à cette exposition une ambiance surréelle,
quasi fantastique ; on s’attendrait presque
à voir jaillir des recoins des fantômes errants ou
des créatures fantastiques.
Juliette Singer : Votre maîtrise de la peinture et
du pinceau resurgissent malgré tout dans ces
installations. Dans Il me fait mal chaque minute
par exemple, les corps nus ont été retravaillés
image par image ; vous les habillez de lignes et
de traits de pinceau. Je pense aussi à Baptême,
une autre composition noir et blanc très graphique,
qui ressemble à ce que serait un tableau de
Pollock animé. Ainsi, même si la rupture entre
vos pratiques actuelle et passée semble radicale,
vous n’avez pas complètement fait table rase du
passé.
Du Zhenjun : C’est vrai. J’aime rendre hommage,
dans certaines oeuvres, aux maîtres du passé.
Ainsi, comme vous l’avez dit tout à l’heure,
La Leçon d’anatomie du docteur Du Zhenjun se
réfère explicitement à Rembrandt. Il en va de
même pour Vent, où j’invoque A Sudden Gust of
Wind (after Hokusai) (1993), une photographie de
Jeff Wall dans laquelle cet artiste reprenait luimême
une toile estampe de Katsushika Hokusai,
Ejiri (province de Suruga) (1832).
Juliette Singer : Rembrandt, Hokusai : vous vous
inscrivez donc dans une filiation à la fois orientale
et occidentale ?
Du Zhenjun : Cela fait maintenant seize ans que je
me suis installé en France, et c’est là que ma fille,
Phoebe-Ann, est née. Je retourne maintenant
régulièrement à Shanghai, mais je ne me sens
plus tout à fait chinois, même si je ne peux pas
non plus me sentir tout à fait français. Je suis
entre les deux pays, entre les deux cultures.
Ni dedans, ni dehors, telle est aussi, finalement,
ma posture d’artiste chinois vivant en France.