alors là

Présomption

« La nuit est aussi un soleil »

Georges Bataille

 

Présomption constate comme beaucoup d’œuvres contemporaines que l’Histoire à laquelle nous appartenons n’est pas assujettie au temps qui passe, mais à la conscience du temps : prise de conscience que les traces visuelles appartiennent moins à ce que l’on pourrait appeler une histoire de l’humanité – comme si celle-ci n’était que devant ou derrière nous –  qu’à une histoire fabriquée par chacun en soi et pour les autres. L’installation de Du est construite sur une séparation spatiale qui est en quelque sorte la part du signe qui nous échappe et qui, paradoxalement, nous relie : quand le spectateur se trouve sur les capteurs, il ne peut pas physiquement s’approcher de l’image, ni d’ailleurs se placer ailleurs, il est en quelque sorte condamné à occuper cette place -là s’il veut agir sur les images ; de plus, il est condamné à visionner le double triptyque en compagnie des autres spectateurs, c’est-à-dire à se positionner dans l’espace avec les autres, à se mettre en scène, à entrer dans cette chorégraphie improvisée et quelque peu imprévisible.

Assujetti au jeu de l’autre comme au jeu des images il sera fatalement « agacé » par l’absence de l’autre – qui signifie dans ce cas « absence d’image ». L’écran vide et noir comme les capteurs non utilisés par les spectateurs sont autant de lieux paradoxalement « anéantis » où l’absence et le vide deviennent des espaces où quelque chose pourrait avoir lieu, où quelque chose advient malgré tout sans qu’il soit possible de le voir.

C’est dans ce lieu – ici, le noir de l’écran – que le signe devient autre, presque insaisissable, flottant, pris dans le mouvement de la sémiose : il accumule d’autres sens.

L’installation de Du est essentiellement basée sur cette ambivalence du mouvement et du statique, c’est-à-dire de l’accumulation de sens et la possibilité offerte par la matière filmique de les figer en images.

Si celles que nous donne Du appartiennent à la vidéo – ou au cinéma, c’est-à-dire à des séquences filmées -, elles fonctionnent sur le mode du « cliché photographique » : l’arrêt sur image , une image imprévisible et redondante, fige le mouvement. Paradoxalement, il provoque aussi un flux d’images qu’il interrompt presque aussitôt ; l’image reçue de manière sporadique retrace le cheminement d’une mémoire saccadée et oublieuse ; elle recompose davantage qu’une histoire – ce serait celle de la conscience humaine – l’Histoire du souvenir, de cette part du signe momentanément exilé que chacun retient à sa façon..

Ainsi, le photographe-spectateur n’est-il plus en mesure de choisir ce qu’il va « photographier », car il pourra tout aussi bien se laisser surprendre par l’image que par le noir qui la précède ou lui succède. Il pourra d’autant moins fixer le cliché que les séquences présentées sur les trois écrans sont encore et toujours en mouvement.

C’est dans ce creux – absence de matière visuelle – que la conscience prend forme ; c’est dans le vide  qui est à la fois plein de l’absence d’images et du trop plein des images possibles que la rencontre se construit. Rencontre qui se fait à plusieurs niveaux : l’intimité des thermes est confrontée à un lieu public : le jeu du mouvement organise une chorégraphie où les acteurs d’un côté comme de l’autre tentent sinon de se rencontrer, du moins de rencontrer l’autre ; le choix du noir et blanc des images introduit la notion de temps et de décalages temporels ainsi que la question de la nature physique du souvenir.

Les rencontres s’inscrivent dans cet espace, le noir, l’intervalle où se rencontrent ce qui est donné et ce qui est vu : ce signe flottant fait ici référence à une mémoire collective – le souvenir du souvenir.

 

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Entre les capteurs et les écrans un espace sépare le lieu du spectacle et le lieu de l’écoute et du visionnement ; il se situe entre la matière filmée et la matière dans laquelle nous respirons. Les deux six-tyques (les six écrans et les six capteurs) sont situés dans un face à face qui fait écho : le piétinement des baigneurs répond à celui des spectateurs, c’est donc bien en deçà de l’écran que l’événement a lieu, en dehors de l’intimité de chacun, mais provoqué par celle-ci. L’impression d’isolement persiste dans cet espace clos où rien ne se passe visuellement sinon en  imagination. La sensation d’être passé d’une intimité à une autre, de celle des baigneurs à la sienne propre confère à l’espace intermédiaire, aux  noirs un statut particulier où la rencontre peut avoir lieu.

Les regards – ceux des baigneurs et ceux des spectateurs – s’effleurent, se perdent, dans le noir qui succède à l’image et la précède, dans cet entre-deux aveugle qui est le véritable lieu du spectacle .

Si les baigneurs cherchent à trouver entre eux – et à travers les trois écrans sur lesquels ils apparaissent de manière sporadique – la distance idéale, les spectateurs tentent eux aussi de trouver l’équilibre entre l’image fuyante et leur propre corps oscillant sur les capteurs.

L’intimité de ces hommes prenant un bain ensemble nous donne également à penser qu’il sera difficile d’entrer plus avant dans l’image ; une certaine distance sépare d’une part ces hommes entre eux, les spectateurs par rapport aux baigneurs et les spectateurs entre eux : cette distance est nécessaire à la « portée » du regard qui est aussi la portée de la conscience. Chaque espace de séparation est différemment perçu : le premier et le troisième sont de l’espace pur, le second – situé entre les écrans et les capteurs – est du temps et de la matière, c’est le lieu de l’interférence dans lequel la conscience peut devenir collective,  et où le signe bien sûr se charge d’un sens qu’il n’avait pas au départ.

 

La partie inférieure des corps des baigneurs – sorte d’hommes-troncs  – ralentie par la pression de l’eau, les pieds hésitant des spectateurs appartiennent à la même chorégraphie, au même corps dont une partie se situerait dans l’écran, l’autre partie hors écran. . Que le mouvement de la partie inférieure du corps des spectateurs puisse é-mouvoir la partie supérieure du corps des baigneurs devrait nous faire penser que nous ne formons qu’une seule conscience, et que celle-ci réside dans ce que nous pourrions appeler le souvenir du souvenir, cet espace collectif qui nous relie aux autres, et que les supports de mémoire – matière filmique, picturale, etc- tentent de retenir.

 

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C’est parce que l’image est en noir et blanc – elle est en quelque sorte dépossédée de l’espace et neutralisée – qu’elle devient une image à partager collectivement. Mais étrangement, elle reste insaisissable.

 

Le souvenir du souvenir a cette couleur noire et blanche qui n’est pas exactement celle dont on se souvient, elle est de celle qui reste après des années d’écoute attentive, collective. Ainsi se fabrique sans doute une partie de notre histoire et c’est le souvenir du souvenir qui en constitue le fil conducteur secret auquel chacun, d’où qu’il regarde, se rallie discrètement.

Image dont il n’est pas nécessaire de comprendre la trame narrative, trop complexe, et dont il n’est pas non plus important de déterminer la provenance, elle ne vient d’aucun endroit précis ; elle n’est que la survivance d’une sensation maintes fois éprouvée par chacun de nous et depuis longtemps : l’installation de Du nous présente des hommes qui se déplacent dans des thermes -ce sont des prisonniers de guerre yougoslaves -, mais c’est autre chose que la matière noire et blanche nous transmet ici en Occident, car elle s’apparente à des scènes tournées mentalement ailleurs. C’est à cela que nous pensons, bien que les archives de la seconde guerre mondiale et des camps de concentration ne divulguent pas ce genre d’images vécues dans la clandestinité de la mort, mais c’est bien ce souvenir que nous lisons immédiatement sur les écrans.

Les vieillards évoquent bien la scène jamais filmée et donc jamais vue qui nous hante depuis quelque cinq ou six décennies : que ce geste viennent de très loin accentue la sensation étrange que nous éprouvons  C’est la qualité volontairement aphone des images qui nous conduit à ce souvenir-là, ce noir et blanc qui n’est que le souvenir perdu du souvenir, une hantise partagée, imaginée ensemble par la collectivité, mais en vérité jamais visionnée.  Après coup, il est assez surprenant et même terrible de se dire que des images filmées ailleurs et dans des circonstances que nous connaissons mal provoquent en nous et collectivement un retour vers une scène que nous sommes prêts à reconnaître, malgré tout, et qui fait place à un genre particulier d’émotion et de reconnaissance collectives.

 

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Le dispositif met donc en place ce que l’on pourrait un signe flottant : l’image noire appartient à un lieu et un temps a priori indéterminé ; le sens qu’elle véhicule est flou et flottant ; sans appartenance propre il  se définit dans la rencontre.

Ainsi, l’œuvre de Du est-elle représentative d’un changement qui, d’une part,  touche la manière de construire un dispositif artistique et qui d’autre part sollicite le spectateur dans sa façon de lire celui-ci, et du coup d’appréhender le monde.

 

Les images qui n’existent que dans la distance dans laquelle nous les regardons sont à la fois fausses, trompeuses – nous substituons presque immédiatement aux prisonniers yougoslaves des prisonniers de camps de concentration – et justes – nous en reconnaissons la texture qui est celle du souvenir du souvenir commune à tous les hommes. Le noir et le blanc nous obligent à entrer dans cet espace particulier et à chercher dans les images fugitives non pas l’identité de ces hommes, mais l’identité de la matière filmique. Et du coup l’identité  d’une collectivité entrée dans le souvenir, ou plutôt dans une mémoire collective indélébile. Nous pouvons mesurer par cette mise en scène ce que le souvenir a de trompeur et dans quelle genre de faille l’histoire peut se compromettre lorsque le souvenir devient le souvenir du souvenir. C’est à ce moment-là que le mouvement historique des événements enchaînés ensemble peut se figer, se durcir, et qu’il devient difficile d’en surprendre le caractère falsifié, de retourner au mouvement indispensable, celui qui nous permet de remettre en cause ce que nous voyons. Ici, nous nous trouvons bien dans l’interstice, ce moment fragile où le souvenir encore vivant risque de se fossiliser et nous fossiliser avec lui.

C’est paradoxalement dans le noir, momentanément vidé que la pensée devient mouvement : Présomption met en scène un vide qui est moins le lieu où l’on se perd, que le lieu où l’on trouve – et où l’on se trouve.

C’est pourquoi la mise en scène du caractère flottant du signe est-il indispensable si l’on veut penser le monde et le souvenir du monde selon des configurations narratives qui laissent de la place à une reconnaissance incertaine du signe, mais aussi à la rencontre, et donc au sens dans son mouvement incessant et insaisissable.

 

 

Anne Vauclair

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