alors là

L’homme montreur d’ombres.

Je dois ma rencontre avec Du Zhenjun à la tranquille et amicale  intercession  d’Edmond Couchot. Le monde  de l’art contemporain  est ainsi fait, qu’il est tout à fait exceptionnel  qu’un artiste en recommande simplement  et  chaleureusement  un autre, inconnu  et étranger  de surcroît.

Du Zhen jun me  reçoit  chez  lui dans son atelier d’Aubervilliers, ou  pendant  quelques  heures il me fait découvrir ses travaux  récents  réalisés sur ordinateur  et  destinés  a être présentés  au public sous forme d’installations. (« Interférences » à Belfort en décembre 2000,  puis  Créteil, Maubeuge, Athènes, Sofia, Maribor, Belgrade, Frankfort, Sao Paulo en 2001).

 

Les installations multimedia de Du Zhenjun sont d’une simplicité et d’une évidence désarmantes.

« Chienman » montre deux hommes-chiens  engagés  dans une lutte perpétuelle  sans  vainqueur ni vaincu.

« Présomption » est une pièce  circulaire sombre  dans laquelle la présence et le déplacement du visiteur déclenche  l’apparition et la disparition d’individus décharnés issus des pires cauchemars  concentrationnaires.

« J’efface votre trace »  met  en scène  trois hommes nus qui astiquent  obstinément  le sol que le visiteur s’apprête à fouler.

Toujours  des hommes, toujours des univers en noir et blanc et toujours des dispositifs interactifs « primaires ».

 

Car l’interactivité est un leurre semble  dire Du Zhenjun. Pas d’autre termes  à l’alternative que le « oui » ou le « non », la présence  ou  l’absence,   e mouvement  ou l’immobilité.  Du Zhenjun ne cherche  pas à investir  l’interactivité d’une quel conque signification narrative, il ne l’utilise que comme  déclencheur,  de la même  manière  qu’il vaut mieux déclencher l’interrupteur de lumière (sic) d’une pièce sombre avant d’y pénétrer.

 

Du Zhenjun réduit la narration à presque  rien : un geste, une apparition, un  mouvement. Le miracle  pourtant  advient  malgré  cette  systématique  économie  de  moyens  et  le visiteur saisit d’émotion  comprend  intuitivement que son état  ne doit rien à la sophistication  du dispositif, au spectacle  des  images  ou d’ailleurs  à la scène  représentée. Il s’agit d’autre chose;  Du Zhenjun ne joue pas  avec  les dispositifs qu’il utilise ; il se contente  de  mettre  en place  les éléments  d’une situation  dont  les références  précises  nous échappent. Tel un montreur d’ombres  distrait qui ferait semblant de  jouer au magicien pendant  que personne ne le regarde..

 

Un soir de septembre  2001, alors que  nous partageons  un repas  dans  un restaurant   japonais de Sao Paulo, notre conversation échoue  sur la question de la guerre : notre  planète  va-t-elle au devant  d’un nouvel et terrible chaos?  A mon inquiétude  manifeste,  Du Zhenjun oppose une  remarque puis une question qui me prennent totalement au dépourvu: « vous, européens, vous venez de vivre 50 années de paix. C’est beaucoup.  Tous  les peuples  ne peuvent en dire autant.  Qu’avez-vous fait de ces 50 années?  Qu’avez-vous fait de ce privilège ? ».

 

Chinois de Shanghaï, Du Zhenjun vit en France depuis plus de dix ans.

Après a voir exercé  le professorat  artistique  et  étudié  la sculpture sur jade, il décide  de quitter une situation enviée et la perspective  d’une route  déjà  tracée  pour  venir s’établir en France.  Sur ses années  chinoises comme sur ses dix années en France Du Zhenjun reste discret, même s’il confesse facilement et en rigolant l’origine de ses ressources  financières: la réalisation à la chaîne, deux mois par an, de peintures exotiques  pour touristes, qui lui permettent  de se consacrer  le reste du temps  à l’étude et à ses créations personnelles.

 

De ces  années de galère, et de cette  solitude il garde la faculté de porter sur notre monde, et sur celui de l’art contemporain un regard amusé,  un humour salutaire et parfois ravageur. Du Zhenjun a les yeux noirs, les cheveux noirs et le rire tonitruant.

Il est  doux, fin, discret, tranquille: c’est un homme montreur d’ombres.

 

Pierre Bongiovanni

 

 

 

Extraits d’une conversation avec Du Zhenjun

 

 

« L’art est un théâtre  d’ombre, l’ombre d’une fausse  réalité que l’Homme fait semblant  de tenir pour vrai…

L’art est un faux.  Un mensonge  nécessaire  dont  l’Homme a besoin pour survivre. L’animal, lui n’a pas  besoin du mensonge  pour vivre: quand  il a besoin de manger il mange, et s’il doit  tuer il tue ».

 

« L’Homme dont je parle est l’Homme universel. Ou plutôt, ce  dont  je parle dans mon travail c’est de la nature réelle, profonde, cachée  de l’Homme, au delà de toute  référence géographique, politique ou culturelle. L’Homme dont je parle est  le même, qu’il vive en Chine, en Occident, en  Amérique latine, qu’il vive aujourd’hui ou il y a deux mille ans… »

 

« Ce qui essentiel  ce  n’est pas de représenter le corps de l’Homme. C’est de rendre  palpable le mouvement  des  corps et que ces  corps soit ceux d’un homme ou d’une femme m’est indifférent. Le corps de l’homme,  mon propre corps ne m’intéresse pas particulièrement, ce n’est pas un choix, c’est simplement qu’il est plus simple et plus économique  de  travailler avec mon propre corps plutôt que  de  « louer » celui de quelqu’un d’autre… »

 

« Dans mon travail le corps  n’est là que comme prétexte,  c’est  un chemin comme un autre pour approcher la nature fondamentale  des  choses. »

 

« Je me soucie peu de  savoir la place que  j’occupe dans l’art contemporain actuel.

En chine j’étais sculpteur sur jade,  maintenant je travaille avec  des  ordinateurs, mais ce  qui compte  réellement ce n’est pas le support, ce qui compte  c’est  l’esprit. Les modes,  les langages, les supports sont  provisoires, l’esprit est éternel. »

 

« Quand un langage  s’impose dans  le marché de l’art et qu’il est accepté  par tous (comme la vidéo aujourd’hui par exemple), il signe son propre arrêt de  mort.  Le  moment  de  la naissance  implique aussi la date  de  la mort, et  la mort d’un langage  annonce  évidemment  la naissance immédiate d’un autre langage. »

 

«  La guerre fait partie de la nature humaine. La guerre est un besoin naturel de l’Homme en lutte contre  lui-même. L’Homme a créé la morale  pour tenter de conjurer une partie de lui même.  Ce que l’on appelle « l’humanité » n’est qu’une humanité  tronquée; nous cherchons à tuer la partie animale de nous-même. »

 

« La guerre est la nature de l’homme en guerre contre lui-même. Dans la corrida par  exemple le taureau n’est là que comme  substitut  de « l’animal humain ». De la même manière, le sport est  une forme de représentation du désir guerrier de l’homme. L’Homme a toujours besoin d’un ennemi. »

 

« La souffrance est  l’affaire fondamentale  de  l’Homme. Les religions, les idéologies, les cultures, sont les fictions que l’Homme s’inventent pour vivre avec  lui même. Le  bonheur n’est possible qu’a la surface des choses,  le fond de l’affaire c’est la souffrance. »

 

« En chine et en France le système, la morale, les règles du jeu sont différents.  Mais ces différences ne sont que des leurres, les traductions  mensongères  dues à la culture. Mon travail consiste à aller au delà de ces mensonges  pour tenter d’atteindre la vraie nature de l’Homme. »

 

« La réalité  est composée  de  masques et  nous avons  la possibilité de choisir celui  qui nous convient le mieux: le masque de la mort, le masque de la folie, le masque social qui permet de vivre « correctement ». La mort, la maladie, le mensonge  constituent  le triptyque de la souffrance. »

 

« Mes personnages sont silencieux car parler serait utiliser le langage,  le langage  artificiel et limité de la culture qui éloigne l’homme de sa vraie nature.

 

« Le bonheur est un rêve, une utopie que  l’homme n’arrêtera jamais de chercher, une merveilleuse lumière qu’il nomme  christianisme, boudhisme, capitaliste, communisme. Ces noms ne sont que les tentatives  naïves de l’Homme d’habiller son rêve. »

 

« L’art est ce qui me permet de parler au delà du masque.  L’art est une manière de rompre le silence, de mettre  de la vie dans la mort. »

 

« Dans mon installation « La le leçon d’anatomie du docteur Du Zhenjun », le cadavre  représente  le monde et me représente  moi, mais les docteurs  rassemblés  autour  du cadavre sont aussi le monde  et aussi moi. Je suis a la fois le cadavre  et le docteur et le monde, c’est cela  la leçon, et cette  leçon, forcément,  est silencieuse. »

 

« les artistes qui réussissent sont simplement des artistes qui ont mis une couche de vernis brillant sur leur masque  social.  Je ne refuse pas de porter ce  masque  vernis mais il faut simplement savoir qu’il ne s’agit que d’un masque. »

 

(Propos de Du Zhenjun, lors d’une conversation avec  Pierre Bongiovanni en Novembre 2001).

 

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