alors là

Révéler la nature humaine

 

C’était en 2003, durant un festival, et je me souviens d’un ami me questionnant : « N’as-tu pas remarqué la présence de quelques hommes tentant d’effacer tes traces ? ». Je parti alors à la recherche de l’installation “I erase your trace”, mais c’est elle qui me trouva la première, dans un passage, là où je ne m’y attendais guère. Quand mes pas, en effet, déclenchent l’apparition, par l’image et sur le sol, de quelques hommes qui tentent frénétiquement d’effacer les traces que j’aurais pu laisser. Tout comme les spectateurs qui m’entourent, je m’en amuse tout d’abord en essayant de faire apparaître d’autres hommes, un peu plus loin, ici ou là. J’explore, progressivement, l’œuvre que je révèle dans mes déplacements, quand un sentiment de gène m’envahit. Ceux qui sont à mes pieds sont aussi nus et la rapidité de leurs gestes trahit la peur de ne pas parvenir à supprimer les traces que je n’ai pourtant pas laissées. Je l’ai vérifié par la suite, le jeu de l’interaction, dans le travail de Du Zhenjun, généralement, s’efface au profit de questions ayant attrait à la complexité de notre relation à l’autre, aux autres.

 

Si Du Zhenjun nous permet souvent d’agir sur l’image, il lui arrive aussi de nous permettre d’y entrer. Ainsi, l’image vidéo qui recouvre le dôme de l’installation immersive “Globe fire” nous incite à pénétrer en son sein. Il y a, à l’intérieur du dôme, des émissions de gaz, dans l’image, qui ne s’enflamme que si l’on approche une flamme,  bien réelle celle-ci. Apparaissent alors des drapeaux semblables en tout point aux morceaux de tissus qui servent aux uns pour en asservir d’autres, qui se brandissent ou se piétinent. Mais l’expérience, ici, est collective puisqu’il convient de s’y mettre à plusieurs pour allumer les douze flammes qui feront s’embraser, dans une gigantesque explosion la totalité des drapeaux du monde. La suppression des emblèmes qui trop souvent nous opposent, en effet, ne peut être que le résultat d’une action collective et synchrone en cette période de mondialisation qui fait resurgir d’anciennes rancœurs. Puis, il y a cette fumée dont la rare densité, évoquant des éruptions volcaniques ou folies meurtrières, qui lentement se dissipe avant qu’une autre génération de spectateur ne tente sa chance.

 

The tower of babel”, comme il se doit, est de grande taille. Et le dispositif mesurant notre température, qui est situé à la base de cette arrogante architecture, est semblable à ceux des aéroports. Les spectateurs peuvent ainsi prendre leur température, dans l’espace de l’exposition, durant que la machine les additionne. Le langage des nombres, tout comme celui des machines, est universel. Les uns après les autres, les spectateurs participent aussi à une expérience collective en allumant, par leur chaleur corporelle, chacun une parcelle de tour. Et c’est ainsi que les valeurs qui traduisent des données intimes se diluent dans une mémoire collective. Mais il faut attendre l’illumination totale de la tour, pour qu’en jaillisse, enfin, le rayon de lumière qui se perdra dans les cieux au risque de déclencher quelques colères divines. Et l’artiste de nous questionner : « La connaissance du langage universel, qui est celui du numérique, justifierait-t-elle à elle seule que l’on reconstruise la Tour de Babel ? ».

 

Les jeux olympiques de Pékin se devaient de commencer à 8 heures 08 le soir du 8 août 2008, ce qui n’a pas manqué d’inspirer Du Zhenjun qui compte parmi ces artistes qui s’intéressent autant à l’histoire de l’humanité qu’au monde qui les entoure. C’est ainsi qu’il a quelque peu “maltraité” ses modèles en leur imposant d’avancer dans des positions  bien inconfortables – sans jamais se relever – alors qu’il les filmait. Pour que, finalement, ces êtres aux postures primitives se succèdent au sein des innombrables moniteurs vidéo qui dessinent une structure monumentale, sans début ni fin, ayant les allures d’un huit symbolisant la prospérité. Toutefois, l’artiste nous permet encore d’agir sur les images en générant des sons. Un claquement de mains et cette colonie d’êtres contraints par un égal désir de prospérité de se mettre à reculer. De quelques pas seulement avant de se remettre en route vers l’inaccessible. “The end has non end” et rien ni personne ne semble désormais pouvoir interrompre un système qui s’autogère. Quand bien même il s’emballerait pour nous emporter dans sa perte.

 

Du Zhenjun, avec “Sharkman”, n’en est pas à sa première expérimentation, par l’image, de l’hybridation entre l’homme et l’animal puisque l’artiste a déjà imaginé, en 1997, une installation interactive portant le nom de “Chiennman” où l‘on ne sait plus bien identifier ou séparer ce qui est humain de se qui est canin. Il semble toutefois que l’artiste se soit quelque peu radicalisé en choisissant aujourd’hui un requin dont la réputation auprès des hommes est bien plus sulfureuse que celle d’un chien. Mais c’est encore aux spectateurs d’en juger puisqu’ils ont cette fois la possibilité, en effleurant l’image, de faire saigner le corps humain nu qui, à demie immergé, recouvre les écrans. La caresse, ainsi, devient morsure et le sang la conséquence de ce qui ne se voulait pourtant pas un geste agressif. Serions des requins les uns pour les autres quand nos caresses, parfois, n’en seraient pas ? Et, est-ce l’artiste, là, qui est cruel, ou le public qui le devient ?

 

Du Zhenjun, comme bien des artistes, aime à se représenter dans ses œuvres comme il le fait dans “Human Cage”. Il s’expose disloqué, une main ici, l’autre là, la tête séparée du torse. Il y a du vide entre les modules gonflables qui sont recouverts par les images vidéo des morceaux de son propre corps. L’artiste, par le nom qu’il attribue à ce travail, évoque notre capacité à enfermer autrui comme à s’enfermer sur soi. Emprisonné dans nos certitudes, nous disparaissons progressivement. Et c’est bien de disparition dont il est question ici puisque l’empaquetage du corps, par morceaux, précède généralement sa dispersion. L’artiste serait-il prêt à en découdre avec la nature humaine ? Rien n’est moins sûr puisqu’elle est au centre de ses préoccupations. Il en révèle un peu plus à ce propos dans chacune de ses expositions.

 

Dominique Moulon [ http://www.newmediaart.eu ]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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